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Quelles « décroissances » en Amérique latine ?

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Date de publication: 
Samedi, 1 Septembre, 2012
Par: 
Par Anna Bednik. Entropia, « Contre-pouvoirs et décroissance », automne 2010.

IntagIntagPeut-on agir pour la décroissance depuis le Sud ? Cherche-t-on, en Amérique latine, à atténuer l’empreinte du métabolisme de nos sociétés sur la nature, à ralentir la destruction opérée pour satisfaire les besoins - «vrais» ou «faux», mais toujours croissants - de l’humanité? Dans les pays de la région, au-delà d’un cercle étroit d’universitaires et de militants écologistes, la pensée de la décroissance est largement méconnue et il semble difficile d’imaginer la généralisation de pratiques tournées vers la sobriété et la réduction volontaire d’un niveau de consommation jugé (trop) haut, alors que les besoins vitaux de tous ne sont pas satisfaits et que la promesse du « développement» reste l’horizon à atteindre. 

Mais si le mot « croissance » ne fait pas partie du vocabulaire de la grande majorité des latino- américains, les ravages de l’utilitarisme productiviste, sans cesse à la recherche de nouvelles ressources, ont profondément marqué l’Amérique latine. Son rôle dans « la division internationale du travail » - circonscrit à l’extraction et à l’exportation des « préciosités » (métaux précieux et produits agricoles de luxe) d’abord, puis de matières premières et agricoles en général [1]  - n’a pas sensiblement évolué depuis la colonisation. Les politiques néolibérales mises en place suite à la crise de la dette ont achevé la ré-primarisation des économies, devenue un « état de fait » auquel il semble impossible d’opposer une alternative. Exploitations minières et pétrolières, grands barrages hydroélectriques, monocultures industrielles et forestières…, depuis les années 1990, le nombre de projets d’exploitation de la nature ne cesse de croître, avec leur lot de conséquences environnementales et sociales désastreuses pour ceux dont ils annexent les espaces de vie.

« Le modèle occidental » et le « pillage des ressources du Sud » sont dénoncés depuis longtemps par les mouvements populaires et les organisations militantes, mais aussi, aujourd’hui, par certains gouvernements « progressistes ». Le discours sur la responsabilité du Nord, aussi légitime qu’il soit, est en même temps relativement confortable (« c’est au « Nord » d’assumer la recherche d’une solution »)  et  surtout  peu  efficace  (quelle  solution  attendre  du  « Nord »,  une  entité  abstraite, entendue généralement comme « les Etats du Nord », dont les priorités se situent ailleurs ?). Ce discours fait aussi oublier d’autres réalités, pourtant importantes pour pouvoir appréhender le problème dans son ensemble. Pour ceux qui, face à un projet, doivent choisir entre subir ou réagir, ce qui importe, du moins au départ, ce n’est pas tellement de se savoir victimes d’un long processus historique dont « le Nord » porte la responsabilité, mais bien la destruction qu’implique ce projet précis, mis en place sur leurs lieux de vie. De plus, en Amérique latine, sous les gouvernements de droite comme de gauche, l’exploitation des « ressources naturelles » ne répond pas uniquement aux logiques  de profit  des  entreprises  transnationales  et  nationales  et  à l’impératif de satisfaire la demande des marchés mondiaux. Unique source de revenus concevable, elle conditionne aussi, dans le discours du pouvoir, l’hypothèse de tout « changement » et de justice sociale, les promesses d’un développement pour tous ».

Nombre de projets d’exploitation de ressources naturelles génèrent des résistances de la part des secteurs populaires qu’ils affectent ou menacent. Ces résistances deviennent mouvements, dont les acteurs - paysans et/ou indigènes pour la plupart - se retrouvent non seulement à affronter les entreprises et les Etats, mais à questionner aussi le discours majoritaire sur le développement, alors même qu’il serait difficile de leur reprocher d’avoir atteint un niveau de vie suffisamment haut pour pouvoir ne plus se préoccuper des besoins de base.

Ces  mouvements  « socio-environnementaux » [2] ne  se  revendiquent  pas  de  la  décroissance  et n’utilisent pas son langage. Leurs engagements et leur « agir » sont dans beaucoup d’aspects très éloignés de ce qu’on a l’habitude d’entendre par « la pratique de la décroissance » au Nord. Mais en défendant, en premier lieu, leurs milieux de vie et leurs moyens de subsistance, ils refusent aussi de se soumettre à l’impératif de la croissance, quand bien même celle-ci leur promettrait le développement. Bien qu’il soit impossible de parler de ces mouvements comme d’un ensemble homogène, certaines hypothèses de réflexion et d’action qui se forgent dans ces luttes, exposées en partie dans cet article [3], les rapprochent autant de la décroissance que de toute forme d’engagement qui conteste la centralité de l’économie dans la vie.

Colombie, Sierra Nevada de Santa Marta. Icarwa, village traditionnel arhuaco, 50 maisons aux toits coniques  comme  les  pics  de  la  Sierra :  nous  sommes  en  plein  milieu  de  la  future  zone  de remplissage du barrage de Bezote, encore au stade de projet, conçu pour irriguer les cultures de palmier à huile destinées à la production d’agrocombustibles. Construit comme un site symbolique pour résister à ce projet, le village d’Icarwa est devenu l’un des lieux de rassemblement des quatre peuples de la Sierra [4]. Alors que les Arhuaco vivent en se déplaçant constamment de village en village, de parcelle en parcelle, entre les différents « étages écologiques », à Icarwa, est toujours assurée une présence. Pour protéger, symboliquement, « la zone sacrée, les espaces de vie et les êtres de la forêt» [5], la communauté kichwa de Sarayaku (province de Pastaza, Equateur), qui, depuis la fin des années 1980, lutte contre des entreprises pétrolières, entreprend de délimiter les 300 kilomètres de frontières de son territoire traditionnel en plantant, en pleine forêt amazonienne, des arbres dont les fleurs composeront, plus tard, un chemin de couleurs vives visible depuis le ciel. Pour  exprimer  leur  refus  à  l’exploitation  minière  de  Jaikatuma,  « montagne  où  résident  les esprits », les Embera du Chocó colombien, retournés sur leurs terres après un bombardement de l’armée, se déplacent en masse pour participer à une « consultation  des  peuples ».  Les  paysans  de  la  deuxième  vallée  la  plus  fertile  du  Pérou (Condebamba, département de Cajamarca) se relayent jour et nuit pour empêcher les employés d’une compagnie minière d’accéder au Cerro Mogol, riche en cuivre, or et manganèse…

Les territoires et leurs devenirs sont au cœur des luttes socio-environnementales. Pour un gouvernement,  il  est  question  de  rendre  « utile »  et  « productive »  une  portion  du  « territoire national » en exploitant les ressources qui s’y trouvent. Pour les entreprises qui se chargent de cette exploitation, un territoire donné est surtout vu comme un espace à contrôler pour pouvoir mener à bien leurs activités. Mais pour nombre de ceux qui refusent d’abandonner leurs lieux de vie ou de cohabiter avec un projet d’exploitation des ressources naturelles, le territoire est «un espace pour être, qui se construit socialement et culturellement, à l’image du peuple qui l’habite» [6]. La lutte pour préserver les éléments naturels (terre, eau, biodiversité, etc.), vitaux pour leur existence, est souvent

étroitement  liée  à  la  défense  de  leurs  façons  propres  de  donner  un  sens  à  cette  existence : constructions formées de valeurs, d’histoire, de spiritualités, de modes de vie, d’organisation et de pensée, indissociables des territoires qui les forgent et qu’elles forgent. La défense de cette « nature qui donne tout » revêt aussi des dimensions affective et sacrée, cette dernière exprimée avec force par de nombreuses cultures indigènes, où, souvent, comme disent les Arhuaco, « tout ce qui existe doit pouvoir exister » [7].

Parfois, les menaces qui pèsent sur les territoires contribuent à récréer les liens avec l’espace. District d’Ayabaca, les Andes du nord du Pérou. Les paysans dont les sources d’eau sont menacées par un projet minier, entament une marche de 3 jours pour arriver au campement de la compagnie. Ils sont 4000 et doivent se frayer un chemin à travers la montagne et la forêt, sans sentier. Avant qu’un face-à-face avec la police et les forces de sécurité de la compagnie ne se solde par la détention et les tortures de 32 personnes et la mort d’une autre, les marcheurs découvrent, avec crainte et respect, les paramos et les forêts brumeuses, zones de première importance pour la captation et la rétention de l’eau, mais aussi lieux sacrés pour leurs ancêtres, Guayacundos, populations pré-incaïques qui vouaient à l’eau un culte singulier.

Dans un article intitulé « Le syndrome du chien du jardinier », le Président du Pérou, Alan Garcia, écrivait : « Quand je vais à la ville d’Ilo et je vois son développement urbain, le plus avancé du Pérou, je sais qu’il est dû à l'industrie minière et à celle de la pêche, et j’ai mal lorsque je compare [Ilo] au village d'Ayabaca, qui a plus de ressources minières que la mine de Cuajone [près d’Ilo], mais qui vit dans la plus grande pauvreté » [8]. A Ayabaca, où l’on vit de l’agriculture, l’opinion n’est la même : « C’est un mensonge total de dire qu’Ayabaca est pauvre. Ils ne disent pas combien de vaches on a, combien de pommes de terre on produit. Ils ne voient pas nos richesses, ils comptent l’argent» [9].

Santé,  éducation,  accès  à  la  terre…  l’exigence  de  justice  sociale,  qu’on  associe  souvent  au « développement », n’a pas disparu. Seulement, trop nombreux sont les exemples qui démontrent que les projets d’exploitation industrielle de la nature n’amènent pas « ce développement-ci » aux populations locales et, même dans l’hypothèse d’une distribution plus juste des revenus qu’ils apportent aux Etats, un développement au prix de la destruction de ce qui sous-tend la vie - eau, terre, semences, etc. - n’est pas perçu comme souhaitable par ceux à qui on impose d’en payer les frais.  

Certains vont jusqu’à remettre en cause l’idée-même de « développement ». Pour un leader Wayuu vénézuélien  dont  la  communauté  lutte  contre  les  projets d’exploitation  du  charbon,  « le développement  est  une  monstruosité  car  il  n’a  pas  de  fin »10.  Pour  un  autre  indigène,  Nasa (Colombie), « le développement suppose de sortir de quelque chose qui paraît ne pas être pour entrer dans quelque chose d’autre », un état transitoire, qui suppose que vivre ne suffit pas : « pour nous, il n’y a pas de développement, il y a la vie » [11].

Quand les activistes de Fundecol (une association née de la lutte des « gens des mangroves » - pêcheurs, ramasseurs de crabes, etc. - contre l’aquaculture industrielle de la crevette, responsable de la destruction de 70% des mangroves de l’Equateur) démolissent les piscines à crevettes pour y semer des mangliers, ils le font « pour libérer une mangrove séquestrée par l’industrie, permettre que  l’eau  entre  et  sorte,  lui  rendre  son  flux  et  son  reflux  naturels» [12].  La  vie  contre  le développement.

On retrouve aussi la vie, « en plénitude », au centre du « buen vivir »/« vivir bien » [13], un concept en cours de construction dans un syncrétisme de différentes cultures indigènes et d’apports académiques. Contrairement au « vivre mieux », le « vivre bien » appelle à concevoir la vie en harmonie et en équilibre, en réciprocité et non en compétition. Selon un ancien dirigeant Sarayaku (Equateur), « le vivre bien c’est d’avoir une rivière propre, une forêt saine, le temps nécessaire pour être avec nos familles, notre propre éducation, respecter les lieux sacrés et la nature dont nous faisons partie» [14]. Ou encore, pour un représentant des communautés afro-descendantes du Pacifique colombien, qui ne sont pas issues d’une culture amérindienne: « Nous aimerions être capables d’avoir des limites. Cet équilibre entre ce que nous voulons être et ce que la nature peut nous offrir, nous l’appelons le « bien vivre local ». Local, parce que, dans le global, se perdent les particularités, la culture, l’identité, nos choses à nous, notre propre système» [15]. « Pourquoi la qualité de vie, ce serait de porter des chaussures, si nous marchons pieds nus? Pourquoi le sol de notre maison doit être fait en ciment ?», demande un porte-parole Kankuamo (Colombie) [16].  Face à l’uniformisation promue par la logique économique qui ignore la nature et la culture, ces mouvements hétéroclites agissent, chacun à sa façon, pour une diversité à la fois biologique et culturelle, condition centrale de la richesse des « systèmes de vie », qui ne peut exister sans les singularités, les « identités écologiques » [17]  forgées par les interactions entre les hommes et leurs milieux naturels, résultantes des processus matériels et symboliques de convergence entre natures et cultures [18]. En revendiquant le droit de choisir le devenir de leurs territoires et de ce que doit être leur « développement » ou simplement leur vie, ils défient tout autant la centralité de l’Etat-nation qui prétend exercer un pouvoir souverain au sein de « son » territoire, prêt à sacrifier « le local » (populations  et  écosystèmes)  au  nom  de  «l’intérêt  général»  (développement  national),  que  la logique  du  capital  transnational  pour  laquelle  le  « développement local » est  tout  au  plus  une externalité positive de la bonne marche des affaires, otage des caprices du marché et des entreprises exploitantes.

Bas  Sinú,  département  de  Cordoba  en  Colombie.  Le  barrage  hydroélectrique  d’Urrá  (1999), construit et mis en fonctionnement malgré l’opposition de la population locale, a détruit l’économie traditionnelle des habitants de la région, dont la grande majorité tirait ses revenus de la pêche. Les pêcheurs,   organisés [19],   sont   devenus   agriculteurs et   se   sont   tournés   vers   l’autogestion   et l’autosuffisance alimentaire : sur des petites parcelles ou « patios », dont certains ne dépassent pas les 40 m² et qu’ils appellent « agroécosystèmes », les paysans-pêcheurs cultivent aujourd’hui des aliments diversifiées qu’ils échangent ensuite entre eux et dont les excédents sont vendus sur le marché local. Pour compenser la quasi-disparition des poissons du fleuve et l’exigüité des terres disponibles, le même type d’agriculture, mais aussi la pisciculture, sont pratiquées sur des parcelles collectives plus grandes. Il existe de nombreux autres exemples d’expériences centrées sur l’autosuffisance, qui œuvrent, à leur échelle, pour l’insertion des activités humaines dans les écosystèmes, en poursuivant, en approfondissant, en retrouvant ou en introduisant des formes de production et de vie « avec » la nature.

Toutes les expériences issues des luttes socio-environnementales ne rejettent cependant pas l’idée du marché et du « développement » entendu comme l’amélioration des conditions matérielles de vie. Dans la vallée d’Intag, en Equateur, les communautés paysannes (qui luttent depuis plus de 15 ans contre l’exploitation de cuivre, et qui, après avoir expulsé deux entreprises transnationales, se mobilisent aujourd’hui contre un projet du gouvernement) opposent au développement minier une multitude de projets « productifs » qui s’inscrivent dans une certaine idée de marché : un marché qui génère des revenus, mais qui se veut juste et respectueux de l’environnement et des modes de vie (production  bio,  agroforesterie,  produits  locaux  « d’origine »,  écotourisme,  etc.).  Tous  les mouvements ne se situent pas forcément dans la construction de quelque chose de nouveau. A Tambogrande, Pérou, première municipalité d’Amérique latine à avoir organisé une  « votation populaire » sur l’avenir d’un projet minier (qui s’est soldée par le départ de l’entreprise), il ne s’agit pas de construire une alternative, mais de défendre un secteur d’activité historique (production de mangues et de citrons destinée à l’exportation) dans le cadre d’un système de marché tout à fait classique.

Les expériences sont hétérogènes, à l’image des populations qui les mettent en pratique. Souvent, comme pour les pêcheurs-paysans colombiens, « la résistance est pragmatique, elle n’adhère à aucune idéologie préconçue, c’est la pratique qui génère une position commune forte : défendre ce que  est  construit » [20].  Même  s’il  existe  des  exceptions,  la  majorité  des  mouvements  socio- environnementaux ne comptent pas sur une idéologie salvatrice, sur une organisation centralisée ou sur un modèle universel.

En Equateur, certains accusent « les gens d’Intag » d’égoïsme : « Ils s’opposent au développement minier mais ne proposent rien pour le pays». Pour les mouvements qui refusent ces projets dont on attend,  encore  et  depuis  longtemps,  qu’ils  mènent  au  « développement  national »,  c’est  un réquisitoire classique. Certes, ceux qui, dans un recoin du pays et du monde, luttent contre une mine de cuivre, ne prétendent apporter une réponse ni à la question de « comment développer le pays ? » ni  à  celle  de  « si  le  cuivre  n’est  plus  extrait,  de  quoi  seront  faites  les  canalisations  de  nos maisons? ». Ils agissent, en effet, à l’intérieur de leurs propres situations, en luttant contre une menace qui pèse sur leur territoire et en mettant en place des alternatives, souvent modestes, qui ne valent, d’abord, que pour eux-mêmes. Mais en refusant de se sacrifier pour assumer le coût d’un hypothétique « développement pour tous », ils pointent du doigt le cœur du problème : le caractère destructeur, dans son sens le plus concret, de ce que, par hypocrisie ou par naïveté, on appelle encore « modèle de développement ».

« Quand un incendie embrase la forêt, seul un colibri rebrousse le chemin avec une goutte d’eau dans le bec, nous raconte une légende Sarayaku [21], « Que fais-tu ? », lui disent les animaux, en train de fuir, « tu ne pourras pas éteindre l’incendie avec une goutte d’eau ! ». Le colibri répond : « Je fais ma part ». Ne pas disposer d’une solution pour un pays et pour le monde n’empêche pas d’agir et de proposer, chacun à son niveau. Et s’il est force d’admettre (pour ceux qui en ont le courage) la complexité,   voire   l’impossibilité   pour   une   « solution   globale »   de   concilier   l’objectif   de développement, l’entretien du métabolisme social hypertrophié et la préservation des espaces de vie en  respectant  les  désirs  de  ceux  qui  les  habitent,  les  enseignements  de  ces  expériences « périphériques » qui ne « valent » que pour « un recoin du monde », nous invitent à changer de logique et à nous demander si un « recoin » ne peut pas être aussi pensé comme un « centre » : là où s’expérimentent des visions de vie différentes, mais aussi là d’où les contradictions du modèle dominant se voient avec la force du concret.

Toutefois, le courage nécessaire aux communautés paysannes et indigènes pour affronter les Etats et les entreprises - dont les moyens d’action dépassent de loin les leurs -, pour résister à la corruption, aux divisions, aux menaces et à la répression, aux procès et à la calomnie des médias acquis aux intérêts dominants, est-il suffisant pour changer leurs situations, déterminées, pour beaucoup, par la « solution  globale »  en  vigueur ?  En  l’absence  du  changement  de  « modèle »,  les  alternatives construites restent fragiles et éphémères; un territoire et un projet défendus continuent d’être à la merci d’une nouvelle offensive et des intérêts économiques toujours en jeu.

 Certes, une lutte gagnée l’est rarement « pour toujours ». Pourtant, depuis quelques années, le nombre de ces luttes grandit, non seulement parce que se multiplient les projets d’exploitation de la nature,  mais  aussi  parce  que  les  savoirs  se  diffusent  et  les  espoirs  se  propagent  au-delà  des situations particulières. Les acteurs des résistances locales sont rarement coupés du reste du monde. La plupart d’entre eux s’insèrent dans de multiples réseaux sociaux, petits ou grands, formalisés ou informels, pérennes ou se formant à l’occasion d’une action. Certains de ces réseaux articulent des luttes  partageant  les  mêmes  préoccupations  (défense des  mangroves,  lutte contre les  barrages, opposition aux projets miniers, etc.), d’autres naissent de la rencontre d’acteurs très divers (ONG, universitaires, Eglise, etc.) autour d’une résistance donnée, d’autres encore ingèrent une expérience locale dans un champ de lutte plus général (par exemple, l’opposition au libre commerce).

Si les paysans et les pêcheurs d’ASPROICIG, en Colombie (les mêmes qui ont lutté contre le barrage d’Urrá), ont réussi à sauver les mangroves de la baie de Cispátá en arrêtant l’avancée de l’industrie  de  la  crevette,  c’est  pour  beaucoup  grâce  à  l’expérience  et  aux  connaissances  des activistes équatoriens de Fundecol, qui, à  partir de leur lutte locale, ont contribué à impulser d’autres  résistances,  en  créant  d’abord  un  réseau  national  (C-Condem),  puis  régional  (la  Red Manglar Internacional, qui regroupe aujourd’hui 246 organisations de base - et quelques universités - de 11 pays latino-américains). L’étude de l’abondante documentation des zones affectées par l’industrie minière, voire, parfois, la visite de lieux comme Cerro de Pasco ou la Oroya au Pérou, deviennent des étapes obligées pour tout mouvement d’opposition à un projet minier naissant. La votation populaire organisée à Tambogrande a impulsé bien d’autres expériences similaires, en Argentine, au Pérou, au Guatemala et en Colombie.

Espaces d’échange d’informations, d’idées et d’expériences, les réseaux font que les mouvements existants « se connaissent et se reconnaissent » [22]. Ils les renseignent sur les menaces, leur apportent des sources d’inspiration pour agir, permettent de briser l’isolement, de gagner les espaces médiatiques, voire, parfois, conditionnent l’engagement dans l’action. Car, même si celui-ci est essentiellement  motivé  par  une  menace  ou  un  préjudice  qui  appellent  une  réaction,  l’accès  à l’information, tout comme la capacité de générer une conscience du danger et la conviction « d’être dans  le vrai » (notamment  par rapport  à la législation  en  vigueur)  sont  souvent  des  éléments décisifs, et l’aide des acteurs extérieurs à la communauté menacée s’avère fort utile. Enfin, les réseaux qui associent les mouvements de terrain et les militants des pays du Nord permettent de maintenir la pression sur les entreprises et sur les gouvernements et de faire avancer certaines luttes, en agissant notamment dans le pays d’origine de l’entreprise incriminée.

Certes, la participation à ces réseaux - qui ne sont pas autre chose que l'ensemble de relations tissées entre les différents acteurs qui y prennent part – comporte également des risques, notamment ceux de  récupération  politique  ou  d’« ONGéisation »  qui  transforme  les  mouvements  populaires  en machines à projets. Nombre de mouvements sont conscients de ces dangers, tout comme de l’exigence de ne pas déraciner les luttes de leurs contextes [23]. Mais même si les réseaux sont un outil à  manier  avec  précaution,  ils  contribuent  non  seulement  à  la  multiplication  de  « foyers »  de résistance,  mais  rendent  aussi  possible  la  diffusion  d’idées  qui  s’attaquent,  petit  à  petit,  à l’imaginaire des « états de fait » indépassables [24].

Il  n’existe pas,  ou  très  peu,  de connexions  entre les  objecteurs de  croissance  au  Nord  et  les mouvements socio-environnementaux au Sud. Probablement avec raison, si l’on s’arrête à la différence des contextes et au souci de ne pas créer de liens artificiels et « délocalisés ». Pourtant, non seulement les uns comme les autres s’opposent – en utilisant leurs propres langages - à la centralité de l’économie dans la vie, mais aussi, leurs engagements apparaissent comme complémentaires: si les pratiques de la décroissance cherchent à réduire l’impact des activités humaines sur la nature en agissant principalement sur la consommation, les mouvements socio- environnementaux interviennent en amont de la production, et, sans se projeter dans un avenir où les ressources naturelles seront épuisées, luttent pour empêcher la destruction que provoque l’exploitation de ces ressources ici et maintenant.

Lexistence de liens entre les menaces qui motivent ces luttes au Sud et les choix de consommation au Nord pourrait donner lieu à réfléchir sur des articulations concrètes. Mais aussi, même sans envisager la mise en œuvre d’actions concertées, la connaissance et la reconnaissance mutuelle de ceux qui, aux deux bouts de la chaîne, entravent les rouages d’un même système en refusant de jouer les rôles que ce système leur attribue, pourraient renforcer les uns comme les autres, tout en contribuant au changement - lent et modeste, mais aussi probablement le seul véritable changement possible car il s’attaque aux constructions mentales - qui s’opère, au Nord comme au Sud, dans la manière de concevoir la vie.

Notes:   

[1] Les « preciosities » sont des produits ayant une haute valeur par unité de poids (par exemple, l’or), par opposition aux « bulk commodities ».

[2] Les différents auteurs parlent des mouvements «environnementalistes», « environnementaux », relevant de «l’écologie populaire » ou encore « écologico-distributifs » (Joan Martinez-Alier). Le terme « socio-environnementaux » est plus couramment utilisé par les organisations sociales latino-américaines.

[3] Cet article se base sur les résultats, partiels, d’un travail de recherche mené sur le terrain. Tous les propos cités plus loin ont été recueillis sur place entre novembre 2009 et mai 2010.

[4] Arhuacos, Kankuamos, Kogis et Wiwas.

[5] José Gualinga, Atayak, Sarayaku (Pastaza), Equateur.

[6] José Absalon Suarez, Proceso de Comunidades Negras de Colombia, Buenaventura (Valle del Cauca), Colombie.

[7] Leonor Zalabata, Confederación Indígena Tayrona, Valledupar (Cesar), Colombie.

[8] Alan García Pérez, El síndrome del perro del hortelano, el Comercio, 28 octobre 2007.

[9] Magdiel Carrión, Federación Provincial de Comunidades Campesinas de Ayabaca, Ayabaca (Piura), Pérou.

[10] Jorge Ipuana, Maikiraalasalii, Rio Socuy (Zulia), Venezuela.

[11] Salatiel Mendez, Ciete, Toribio (Cauca), Colombie.

[12] Lider Gongora, Fundación de Defensa Ecológica de Muisne (FUNDECOL) et Corporación Coordinadora Nacional para la Defensa del Ecosistema Manglar (C-CONDEM), Muisne (Esmeraldas), Equateur.

[13] « Buen vivir » ou « vivir bien » sont des traductions en espagnol des concepts qui, littéralement, signifient en quechua (Sumak Kawsay) et en aymara (Suma Qamaña), « la vie en plénitude ». Voir Fernando Huanacuni Mamani, Buen Vivir / Vivir Bien. Filosofía, políticas, estrategias y experiencias regionales andinas, Coordinadora Andina de Organizaciones Indígenas, 2010.

[14] Franco Viteri, Sarayaku (Pastaza), Equateur

[15] José Absalon Suarez, Proceso de Comunidades Negras de Colombia, Buenaventura (Valle del Cauca), Colombie

[16] Beethoven Arlantt, Organización Indigena Kankuama,Valledupar (Cesar), Colombie

[17] Isabel Cristina Moura Carvalho, Educação Ambiental: a formação do sujeito ecológico, Cortez, Coleção Docência em Formação, 2004.

[18] Lucie Sauvé, Globalisation, résistance et résilience : défis pour l’éducation relative à l’environnement. La revue POUR 187, pp. 67-74, Groupe de recherche pour l'éducation et la prospective, 2005.

[19] LAssociation de Producteurs pour le Développement Communautaire de la Ciénaga del Bajo Sinu (ASPROCIG) regroupe 34 organisations de pêcheurs, agriculteurs et indigènes, soit au total 672 familles

[20] Juan José Lopez, ASPROCIG, Lorica (Cordoba), Colombie

[21] Relatée par Auki Tituaña lors du débat sur le projet « Frontière de vie » des Sarayaku. Quito, Equateur, 2010.

[22] Graciela González, Un salto de vida, el Salto (Guadalajara), Mexique.

[23] Voir notamment l’exemple de l’Assemblée Nationale des Victimes Environnementales (ANAA) au Mexique : Anna Bednik,  Mexique :  les  « victimes  environnementales »  réclament  justice,  France  Amérique  Latine  magazine  99, décembre 2009.

[24] Sur les réseaux, lire Fernando Mires, Comunicación: entre la globalización y la glocalización. La sociedad de redes (o las redes de la sociedad), Revista Chasqui 67, septembre 1999.

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