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Auprès de son arbre… Ricardo Carrere, à tout jamais.

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Par: 
Anna BEDNIK

Ricardo CarrereRicardo CarrereRicardo Carrere fut emporté par un cancer le 16 août 2011, à Montevideo. Il avait  68 ans. Il a été – et il le restera pour toujours – une figure de référence de la critique écologiste du capitalisme, en Uruguay (son pays d’origine), en Amérique latine et dans le monde entier.  

Son engagement radical contre la dictature (1973-1985) lui a valu sept ans de prison et des années d’exil. Plus de trente ans plus tard, il luttait toujours contre l’oppression, désormais celle des entreprises de cellulose et des latifundia forestiers. Ingénieur forestier de formation, il a été (de 1996 à décembre 2010) coordinateur international du Mouvement Mondial pour les Forêts tropicales (WRM, www.wrm.org.uy), le plus important réseau international de militants pour la défense des forêts tropicales et des peuples qui y vivent. En 1997, il a cofondé le Grupo Guayabira (www.guayubira.org.uy), une association uruguayenne qui regroupe personnes et organisations soucieuses de la conservation des forêts natives et préoccupées par les impacts sociaux, économiques et environnementaux des monocultures industrielles d’arbres.  

Farouche détracteur de la « révolution verte », Ricardo n’a eu de cesse de dénoncer toutes les activités qui causent la destruction des forêts tropicales et dépossèdent les communautés natives de leurs droits: abatage commercial d’arbres, plantations forestières industrielles, grands barrages, industrie minière, élevages de crevettes, monocultures agricoles, mécanismes de certification, marché de carbone, etc. Il a laissé de nombreux travaux de référence sur ces sujets.

Comme beaucoup d’autres personnes, nous avons eu l’honneur de croiser son chemin. Comme pour beaucoup de ces personnes, même une brève rencontre avec lui nous a suffi pour nous sentir profondément affectés par la triste nouvelle de sa disparition. Nous avons voulu lui rendre ici un modeste hommage. Hommage à l’immense travail qu’il a laissé derrière lui, précieux héritage pour tous ceux qui sont convaincus que l’émancipation et la justice sociale ne peuvent être pensées sans tenir compte de la nature. Hommage, aussi, à sa lucidité passionnée, son amour pour la vie, son profond humanisme, son humilité et sa générosité, - traits de caractère exemplaires et contagieux d’un militant infatigable, à qui sa soif de justice et son engagement infaillible ont réservé une place singulière dans la mémoire des luttes socio-environnementales. 

Pour ce faire, nous publions quelques extraits de l’entretien que nous avions eu avec lui il y a à peine plus d’un an, à Montevideo, au cours duquel nous avons abordé plus spécifiquement le contexte uruguayen.

Anna Bednik et Jérémy Dotti : A en croire les indicateurs du « développement humain », l’Uruguay serait l’un des pays les plus « développés » d’Amérique latine1. Quelle est la place de l’environnement dans ce « développement » ?

« Les plantations d’arbres ne sont pas des forêts »

Les plantations d’arbres en régime de monoculture (et non pas les « forêts plantées », comme les définit la FAO) connaissent une expansion vertigineuse dans le monde entier. Leur essor s’explique par la demande croissante de l’industrie de la cellulose et du papier, mais aussi par l’intérêt des acteurs financiers (fonds de retraite, groupes de gestion d’investissements forestiers, fonds d’investissements immobiliers, fonds de couverture, etc.), la nouvelle demande en « bioénergie », et, plus récemment, le mécanisme REDD+ qui considère la plantation d’arbres comme une stratégie pour réduire les émissions de carbone. Espèces à croissance rapide, s’alignent en rangées serrées aux quatre coins du globe : pins, eucalyptus, tecks et melinas (matière première pour la cellulose, l’industrie du bois et le charbon végétal, mais aussi, de plus en plus, pour le marché volontaire de compensation des émissions de carbone), palme africaine et autres essences destinées à la production d’agro-combustibles, caoutchouc (industrie automobile), etc.. Elles sont une monoculture parmi tant d'autres, «récoltée » tous les 5 à 10 ans, développée selon le modèle de la « révolution verte » (usage massif de produits toxiques) sur des terres auparavant agricoles, habitées ou couvertes de forêts natives. Les plantations d’arbres détruisent les écosystèmes locaux, assèchent les nappes phréatiques et provoquent l'érosion des sols, en plus des pollutions dues à l'utilisation de produits chimiques. Les populations locales sont forcées de vendre leurs terres aux compagnies, résultat des pressions ou de l'appauvrissement des sols et des carences en eau près des plantations, ou sont « simplement » expropriées. La création d'emplois est de courte durée (essentiellement lors des phases de plantation et de coupe) et en nombre réduit (forte mécanisation). Après avoir épuisé les sols, les entreprises s'en vont, laissant derrière eux terres incultivables et forêts détruites. De nombreux conflits - au Chili, au Brésil, en Indonésie, en Afrique du Sud, en Malaisie, en Thaïlande - opposent les populations locales aux multinationales forestières et aux Etats qui les soutiennent. Une grande partie des terres des Mapuche (Chili et Argentine) se trouvent aujourd'hui aux mains des compagnies forestières. « Les plantations d’arbres ne sont pas des forêts » est le titre d’une campagne du WRM, qui vise, entre autres objectifs, à pousser la FAO à changer sa définition des forêts, à lutter contre l’intégration des plantations d’arbres comme puits de carbone dans les mécanismes du protocole de Kyoto, ainsi qu’à dénoncer la certification à des fins commerciales, les marchés de carbone et les agro-combustibles. Beaucoup d’information sur www.wrm.org.uy, dont le bulletin mensuel d’information, gratuit et traduit en 4 langues.

Ricardo Carrere : Certaines choses sont symboliques. L’Uruguay est un pays de prairie, et l’écosystème le plus détruit en Uruguay, c’est la prairie. Mais ceux qui se préoccupent d’une façon ou d’une autre de l’environnement veulent surtout conserver la forêt native, la prairie – qui abrite pourtant la plus grande biodiversité du pays - ne les intéresse pas. Parce que la forêt a symboliquement quelque chose de plus. Et certains continuent à parler avec émotion de « forêts » d’eucalyptus ou de pin. Ce n’est pas comme le soja, dont la vision collective est « soja égal argent ». Non, les « forêts, c’est bien », « les forêts améliorent l’environnement », c’est « écologique de planter des forêts » ! Alors, on continue à planter… de l’eucalyptus ou du pin ! Je dirais que l’Uruguay est l’un des pays les plus en retard en matière de conscience environnementale, et la situation s’est compliquée encore plus avec l’arrivée du Frente Amplio au pouvoir (2004, ndlr)2. Lorsqu’ils étaient dans l’opposition, même si les questions environnementales n’ont jamais figuré dans leur programme, il était possible d’en parler avec eux. Aujourd’hui, n’importe quel projet de « développement » est approuvé d’avance. Par exemple, le projet minier Aratirí, qui aura des impacts terribles, ne génère presque aucune critique. Si pour l’entreprise le projet est rentable, il sera approuvé ! Il se passe la même chose dans tous les domaines. Le président antérieur a relancé la recherche sur le nucléaire (le gouvernement de Tabaré Vásquez a signé un traité de libre commerce avec la Finlande en favorisant l’arrivée des capitaux étrangers destinés au développement de la filière nucléaire, ndlr), alors qu’une loi avait été votée pour interdire l’utilisation de l’énergie nucléaire en Uruguay. En même temps, on est en train de chercher du pétrole dans la mer (Petrobras) et on fabrique du bioéthanol à partir des monocultures de canne à sucre dans le nord. Tout cela « pour diversifier la matrice énergétique du pays ». Et il n’y a aucun débat national.

A.B et J.D. : Et bien sûr, parmi les projets de « développement », l’avancée des plantations forestières et l’installation des fabriques de cellulose, dont celle de Botnia (UPM), qui a provoqué un conflit diplomatique avec l’Argentine. Quels bénéfices cette filière apporte à l’Uruguay?

R.C.: Les plantations d’eucalyptus et de pin occupent près de 1 million d’hectares. Cela, dans un pays dont la surface productive est de 16 millions d’hectares. De ce million d’hectares de plantations forestières, 750 000 sont détenues par des entreprises privées, dont 600 000 par seulement trois entreprises étrangères. Mais la discussion s’arrête à « cela génère des emplois ». Mensonge. Pour l’installation d’une nouvelle gigantesque fabrique de cellulose (projet de la suédo-finlandaise Stora Enso et la chilienne Arauco, initialement mené par l’espagnole ENCE, ndlr), a été réalisé l’investissement le plus important de l’histoire du pays, 2400 millions de dollars. On promet de générer 4000 emplois. C’est ce que dit l’entreprise, et c’est ce que le gouvernement répète. Pourtant, la fabrique déjà installée (UPM-Botnia, ndlr, voir l’encadré) avait déjà promis des milliers d’emplois. Pendant la phase de la construction, il y a eu effectivement du travail. Mais aujourd’hui, le département où cette fabrique est installée a le plus haut taux de chômage de tout le pays. Qu’est-ce que le pays gagne avec ces fabriques ? Celle de Botnia (UPM) se trouve dans une zone franche. L’Uruguay ne produit pas de cellulose, il exporte du bois à la zone franche, et c’est la zone franche qui produit de la cellulose et qui l’exporte. Alors, l’Uruguay continue comme avant, quand il n’avait pas de fabrique, à exporter du bois, matière première. Avant, il l’exportait à la Finlande, maintenant il l’envoie à cette « petite Finlande » d’à côté. En revanche, ce qui est clair, c’est que l’installation des fabriques accélère l’expansion des plantations.

A.B et J.D. : … en changeant en profondeur le monde rural ? Depuis quand cet engrenage est enclenché ?

R.C. : On plante de l’eucalyptus depuis le XIXème siècle. Au départ, c’était de petites plantations - 2 ha, 10 ha, 100 ha… - surtout pour créer de l’ombre pour le bétail, puis, bien plus tard, pour du bois de chauffage. Le véritable développement des plantations a été lancé par la loi forestière de 1987. C’est dans les années 1990 que sont apparus des plantations de 30 000, 50 000, 80 000 ha. L’activité était subventionnée par l’Etat : si 75% des arbres étaient sur pied un an après être plantés, l’Etat remboursait la moitié du coût de la plantation. Aucun impôt n’était prélevé sur une plantation sur pied, l’accès au crédit était facilité, tout comme tout le soutien logistique de l’Etat : recherche publique, routes, infrastructures… L’Etat a encouragé les entreprises à planter dans les sols à « basse productivité pour l’élevage »3 (qui pouvaient très bien avoir une haute productivité agricole !). Ces terres ont fini par valoir plus cher que les sols à haute productivité, il y avait une forte demande. A cette époque, des éleveurs qui cédaient leurs terres ont gagné beaucoup d’argent. Et après, beaucoup d’autres ont dû vendre parce qu’ils commençaient à sentir les impacts des plantations sur l’eau, sur la faune locale, des parasites ont commencé à apparaître. Puis, ont disparu les voisins, chose importante dans la société rurale ; en restant seuls, beaucoup ont vendu par obligation, devant les impacts constatés et la solitude. Il y a aussi autre chose que disent les ruraux: « Les plantations ne laissent pas voir au loin, c’est comme un mur ». Il n’y a pas très longtemps, une femme m’a dit : « On m’a volé le lever du soleil ». C’est très fort, les plantations lui ont changé la vie. Les gens commencent à se sentir encerclés par des plantations, ils vendent et ils s’en vont. Les impacts sont connus, des études scientifiques existent. Mais nos dirigeants choisissent de les ignorer. Ils campent sur leur discours développementiste : « Les pays riches ont détruit leurs écosystèmes, c’est maintenant qu’ils sont déjà riches qu’ils peuvent y remédier». Ce qui voudrait dire qu’il faut détruire l’environnement pour devenir riches, et quand nous serons riches, nous « recomposerons » cet environnement, comme les pays riches l’ont fait. Le gouvernement recourt aux services et conseils des ingénieurs forestiers, et la seule opportunité d’emploi pour ces ingénieurs en Uruguay c’est le pin et l’eucalyptus ! De façon corporatiste, ils soutiennent le modèle. Ceux qui se risquent de dire « non » restent « crucifiés » pour le reste de leur vie.

A.B et J.D.: L’arrivée au pouvoir d’un ancien guerrillero n’a donc pas permis d’ouvrir un débat sur le modèle de « développement » ?

UPM-Botnia. La fabrique de la discorde.

L’installation de la fabrique de cellulose de l’entreprise finlandaise UPM-Kymmene (auparavant appartenant à Metsä-Botnia, dit Botnia) sur les bords uruguayens du fleuve binational Uruguay a provoqué une forte opposition dans la ville argentine de Gualeguaychu, située en face. Après que près de 40 000 Argentins et Uruguayens aient coupé la circulation sur le pont qui relie les deux pays en avril 2005, la population de Gualegaychu, préoccupée par la pollution qu’allait générer la fabrique, s’est organisée en « Assemblée Citoyenne Environnementale de Gualeguaychú » qui n’a pas cessé depuis de mener des actions d’opposition. La discorde a culminé en un conflit diplomatique entre les deux Etats voisins, l’Argentine allant jusqu’à poursuivre l’Uruguay devant la Cours Internationale de Justice pour la violation du statut binational du fleuve. La fabrique est en fonctionnement depuis novembre 2007. L’Assemblée de Gualeguaychú est toujours active. Plus d’information : www.noalaspapeleras.com.ar

R.C. : Ce gouvernement a oublié d’où il vient. L’actuel président (José Mujica, ndlr) est un ex-Tupamaro. Un des principaux leaders des Tupamaros s’appelait Raúl Sendic. Il défendait les droits des travailleurs exploités par l’industrie du sucre dans le nord. Son fils, qui s’appelle aussi Raúl Sendic, est aujourd’hui le responsable du complexe sucrier qui produit de l’éthanol, aussi dans le nord, et les conditions de travail sont toujours les mêmes ! Avant, la consigne était « Pour la terre et avec Sendic ». Aujourd’hui, il est impossible de parler de réforme agraire. Le gouvernement a oublié jusqu’à ses racines. La seule chose qui lui importe, c’est le PIB et la macroéconomie. Les organisations de la société civile sont aussi beaucoup plus faibles que 20 ans auparavant. Les syndicats - organisations sociales traditionnellement fortes en Uruguay - sont divisés et une partie d’entre eux font aujourd’hui partie du gouvernement. Les organisations de petits producteurs manquent de forces et il y a beaucoup moins d’ONG qu’il y a 10 ans. La préoccupation pour les thèmes environnementaux existe, mais l’opposition n’est pas organisée, ni au niveau politique, ni au niveau de la société civile. Les campagnes se vident. Les plantations forestières, le soja…, tout cela expulse. Il n’y a presque plus de paysans. Les apiculteurs sont en train de disparaître. Sur les routes, on ne croise plus que des camions transportant du bois. Tout est vide. C’est un pays vide. Le modèle continue à expulser, plus, plus et plus… Dans ce contexte, sans la pression sociale, il n’y a pas de débat. Ni sur le « non » à la fabrique de cellulose, ni sur la perte de souveraineté à cause de l’accaparement des terres par des capitaux étrangers, ni sur l’usage des produits toxiques dans l’agriculture. Pour forcer les dirigeants à répondre, il faut faire de la publicité négative, montrer les impacts, faire comprendre qu’il y a une conscience des impacts. Depuis les organisations comme Guyaubira ou RAP-AL (réseau d’action contre les pesticides, www.rapaluruguay.org), c’est ce que nous traitons de faire.

Propos recueillis par Anna Bednik et Jérémy Dotti en novembre 2010, à Montevideo (Uruguay). Publié dans le FAL Mag 107, hiver 2011


«Dans un monde où les leaders changent radicalement leurs positions et approches, sans nécessité de justifier leur incohérence et opportunisme, où les intérêts et les droits diffus des citoyens et des pauvres sont rendus toujours plus invisibles, où l’on subordonne la nature au marché et aux besoins du capital, où la consommation est le moteur de l’économie et de la société, des figures comme celle de Ricardo Carrere deviennent des paladins de l’action socio-environnementale et de la justice sociale, qui nous orientent et nous font nous sentir orgueilleux».
  (Hommage à Ricardo Carrere de CIEDUR et du Réseau d’ONGs environnementalistes d’Uruguay)

  • 1. Troisième dans le classement du développement humain du PNUD 2010, derrière le Chili et l’Argentine
  • 2. Coalition de plusieurs partis de gauche et de centre-gauche, créée en 1971
  • 3. Uruguay est surtout un pays d’élevage

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