Le village de El Tambo se trouve à près de 2 800 mètres d’altitude, dans la province de Bambamarca, région de Cajamarca, Pérou. Cette province est directement touchée par le projet minier Conga. La lagune de Namococha à Bambamarca, les lagunes Azul, Cortada et El Perol à Celendin devraient disparaître selon ce projet [10] laissant place à un fossé d’où l’or et le cuivre seraient extraits. Yanacocha - société minière propriété de l’entreprise américaine Newmont (51%), de l’entreprise péruvienne Buenaventura (43%) et de la succursale IFC de la Banque Mondiale (5%), qui exploite à Cajamarca la mine d’or plus grande d’Amérique Latine depuis 1993 [11] - mène ce projet qui reçoit l’aval du gouvernement. La lutte contre ce dernier a déjà coûté la vie à cinq personnes, assassinées [12] par les balles de la police ; causé des dizaines de blessés et conduit des centaines de personnes en justice. Au village de El Tambo, l’eau est déjà rare et si les lagunes de la zone sont touchées par le projet et les nappes phréatiques polluées par les déchets miniers, la situation empirera sur ce point, le problème s’ajoutant à toutes les conséquences sur l’environnement causées par l’activité minière. Les rondas femeninas de El Tambo sont constituées de plus de 200 femmes ronderas et 10 femmes dirigeantes. Elles appartiennent à la « Central de Rondas femeninas de Bambamarca » créée il y a plus de trente ans pour faire face à l’insécurité et la délinquance. Pendant la grève du 5 mars 2001 [13], elles ont joué un rôle crucial : ronderos et ronderas se sont déplacés vers la ville de Cajamarca pour protester suite à la mort de truites dans les fleuves provoquée par les déchets de la mine d’or et de cuivre de Yanacocha. Elles ont préparé les aliments (ollas comunes) et se sont enchainées aux grilles de la cathédrale pour protester. Elles ont alors su préserver leurs lagunes en montant à plus de 4 000 mètres, campant côte à côte avec les ronderos, exposées aux intempéries sous des tentes en plastique dans le but de surveiller et protéger les lagunes de toute agression, mangeant dans des casseroles communes, partageant le peu, et en même temps toute la richesse, qu’elles possèdent. Elles sont aussi Guardianas de las Lagunas [14]. Elles présentent un programme radio, diffusé chaque semaine, où elles parlent de leurs problèmes, de la défense de l’environnement et dispensent des formations. Elles n’ont pas hésité à faire face à la police afin de protéger les lagunes. Pour elles, défendre leur territoire, défendre leurs lagunes, la Pachamama, c’est défendre leur corps violé par les industries extractives. Cela n’a pas été facile de s’organiser dans cette société patriarcale. Elles ont dû apprendre à s’imposer contre la volonté de leur famille et de leur mari. Elles ont su gagner le respect du genre masculin et combattre à plusieurs reprises la violence envers les femmes, grâce aux ateliers proposés par leur organisation.
A des centaines de kilomètres de Cajamarca, dans la vallée du fleuve Ene, en pleine forêt vierge centrale, Ruth Buendia - indigène du peuple ashaninka et présidente de la Central Ashaninka del Rio Ene [15] (CARE) - s’oppose, avec son organisation, à la construction du méga barrage hydroélectrique de Pakitzapango sur le fleuve Ene [16].
Ce barrage est partie intégrante de l’accord bilatéral signé entre les présidents Alan Garcia du Pérou et Lula du Brésil en 2009[8]. Avec la réalisation de cet ouvrage, près de 90 mille hectares de forêts auraient été inondés, les populations ashaninkas - qui vivent sur ce territoire qu’elles considèrent comme sacré - auraient été déplacées. L’entreprise brésilienne Odebrecht [17], chargée du projet, n’avait réalisé aucune consultation préalable malgré la ratification par le Pérou de l’accord 169 de l’OIT [18] qui l’y contraint[19] . Après maintes protestations, l’entreprise Odebrecht a renoncé au projet, mais celui-ci est toujours en vigueur dans les plans du gouvernement péruvien de 2021-2050[20]. Pour protéger leur territoire, les Ashaninkas ont créé le Parc national Otishi et la Réserve communale Ashaninka.
La Centrale Ashaninka del Rio Ene (CARE) est constituée de 17 communautés et 33 annexes ; elle a été créée en 1993 dans le but de soutenir et défendre les Ashaninkas dans leur lutte contre la violence et les usurpations de terre. Les Ashaninkas ont été victimes du Sentier Lumineux qui les a réduits en esclavage, comme ce fut le cas de Ruth Buendia dès ses douze ans. Aujourd’hui, ils luttent contre les méga barrages sur leur territoire. Ils ont développé l’Association de Producteurs Ashaninkas Kemito Ene qui produit du cacao bio dans la zone et l’exporte. En outre, dans leur projet de gouvernance financé par l’Union Européenne, ils appuient les collectivités locales dans la gestion municipale à travers un diplôme. Ils développent également des projets - dans les secteurs de la santé et de l’éducation - adaptés à leurs besoins.
Dans son enfance, Ruth a souffert des agissements du Sentier Lumineux[21]. Dans sa jeunesse, elle a travaillé comme volontaire à la CARE et, peu à peu, grâce à son engagement et ses capacités, elle a intégré l’organisation puis en a été élue présidente en 2005. Ses efforts et engagements dans la lutte contre le méga barrage, propageant le message sur la catastrophe que celui-ci pourrait provoquer sur sa communauté et l’environnement, ont été récompensés : le projet a été gelé et elle a reçu de nombreux prix internationaux pour cet engagement. En même temps elle crée, avec son institution, des alternatives à la construction du méga barrage.
Les femmes jouent un rôle essentiel, non seulement dans les activités qui leur sont traditionnellement et patriarcalement attribuées, mais aussi, comme les ronderas de El Tambo et les femmes ashaninkas, elles démontrent qu’elles ont pris conscience de la nécessité de défendre leur territoire et la vie. Elles - qui donnent la vie, la soignent et la protègent depuis toujours - font preuve d’un immense courage face au pouvoir en place, face à la mine, face à l’extractivisme, et face aux forces policières qu’on envoie pour les affronter. Elles sont mille fois plus fermes et persévérantes que beaucoup d’autres acteurs, parce que, pour elles, porter atteinte à la terre veut dire porter atteinte à leur propre corps qui donne la vie.
Notes:
[1] Système d’auto-organisation paysanne pour veiller et surveiller leur terre et l’ordre communautaire
[2] Organisation des rondes paysannes: http://cunarcperu.org/
[3] Groupe terroriste au nom officiel de Parti Communiste du Pérou - Sentier Lumineux d’orientation marxiste-leniniste-maoïste-polpotien qui provoqua une guerre civile au Pérou dans les années 80
[4] Rapport final de la Commission de la Vérité Pérou: http://www.cverdad.org.pe/ifinal/index.php
[5] http://cunarcperu.org/
[6] http://www.cepes.org.pe/legisla/constitu.htm
[7] Règlement http://www.justiciaviva.org.pe/acceso_justicia/justicia_comunal/2.pdf y ley http://www.justiciaviva.org.pe/normas/nac04.pdf
[8] Observatorio de Conflictos Mineros América latina: http://www.conflictosmineros.net/noticias/19-peru/18...
[9] Ver declaratorias ante el OHCRH A/HRC/25/NGO/31, A/HRC/24/NGO/10, A/HRC/23/NGO/4, A/HRC/22/NGO/31, A/HRC/21/NGO/77 y A/HRC/20/NGO/63
[10] La lagune Chaylhuagon, province de Cajamarca dans la région du même nom, a déjà été vidée de ses eaux et remplacée par un réservoir.
[11] Page web de la minière Yanacocha http://www.yanacocha.com/
[14] Nom donné aux ronderos et ronderas qui veillent et surveillent les lagunes
[17] Accord Energétique Pérou Brésil: http://www.minem.gob.pe/minem/archivos/file/Electric...
[19] OIT: http://www.ilo.org/indigenous/Activitiesbyregion/LatinAmerica/Peru/lang--es/index.htm y Gobierno peruano: http://www.presidencia.gob.pe/ley-de-consulta-previa...
[21] Rapport final de la Commission de la Vérité Pérou Peru: http://www.cverdad.org.pe/ifinal/index.php