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La justice chilienne ordonne la démolition du plus grand réservoir minier d’Amérique latine (Caimanes)

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Date de publication: 
Dimanche, 26 Avril, 2015
Par: 
Elif Karakartal

Caimanes, ChiliCaimanes, ChiliL’ordre de démolition du réservoir d’El Mauro, le troisième plus grand réservoir de déchets miniers au monde,  est tombé comme une bombe le 6 mars dernier au Chili. La lutte des habitants de Caimanes, commune de 1 600 habitants de la province du Choapa, était encore peu connue au Chili il y a deux mois. Pourtant, depuis 14 ans, ils s’opposent à l’installation et au fonctionnement du méga-réservoir de déchets miniers, installé à quelques kilomètres en amont de leur village, à la naissance des sources d'eau alimentant la vallée. L’ordre de démolition du réservoir, établi par le Tribunal, fait suite à la sentence de la Cour Suprême chilienne du 21 octobre 2014, qui avait donné un mois à l’entreprise Minera Los Pelambres, propriété de la multinationale Antofagasta Minerals, pour présenter un plan devant « restituer le cours naturel de l’eau » à Caimanes. De manière explicite, le Tribunal de la République du Chili reconnaissait par cette sentence que la construction du réservoir de déchets miniers avait eu pour effet d’assécher la  rivière et les affluents en aval, ne laissant plus circuler qu’une  infime quantité d’eau, eau par ailleurs contaminée par les métaux lourds provenant du même réservoir. Le 6 mars, le plan présenté par l’entreprise est jugé insuffisant, principalement parce qu’il se limitait à des ouvrages de canalisation des eaux superficielles, omettant de considérer les eaux souterraines, piégées à l’intérieur du réservoir de déchets miniers, qui sont les principales ressources de la vallée dans un milieu naturel où  les pluies sont quasi inexistantes.  

Cette sentence sans précédent, parce qu’elle exige la restauration de la nature dans son état initial et qu’elle va jusqu’à ordonner la démolition d’un des plus grands ouvrages miniers du Chili, a été reçue par une formidable explosion de joie à Caimanes, qui y a vu le couronnement des années de luttes. L’enthousiasme s’est propagé un peu partout au Chili où ils/elles sont de plus en plus nombreux à s’insurger contre les abus des multinationales minières, principalement contre le vol de l’eau. La sentence a, en revanche, suscité de profondes inquiétudes chez les exécutifs de l’entreprise ainsi que dans le gouvernement chilien. De manière assez inattendue, Minera Los Pelambres a annoncé que l’application de cette décision représenterait un grand dommage pour l’environnement et pour Caimanes car… si le mur de contention était démoli, alors les déchets seraient déversés librement dans la vallée ! Loin de reconnaitre les dommages, pourtant avérés, - 80 % des ressources en eau ont disparu, le reste est contaminé -, jouant sur les mots en prétendant que l’ordre ne concerne que le mur de rétention des déchets et non le contenu intérieur, se réfugiant derrière l’approbation de l'étude d'impact environnemental donnée par le gouvernement, Minera Los Pelambres menace la population de devoir assumer les conséquences de l’aberration de son projet dont la nocivité n’est reconnue qu’à l’aube d’une potentielle catastrophe... La question qui se pose est : où donc entreposer ces quelques 35 milliards de tonnes de déchets miniers ? Tandis que le gouvernement chilien déclare qu’il serait bien difficile d’appliquer l’ordre de démolition car cela demanderait un nouveau processus de recherche et d’approbation d’un autre site-poubelle, Minera Los Pelambres brandit la menace de la destruction d'emplois, en appelle au « bon sens », au « futur du Chili » comme pays dépendant de l’industrie minière, pour tenter d’annuler l’application de la sentence et de passer, une fois de plus, au-dessus des décisions de justice[1].

Si Minera Los Pelambres représente effectivement une importante source de revenus pour la région - 40 % des ressources économiques de la province y sont directement liées - et joue de la cooptation des autorités locales qui se sont par ailleurs habituées à ce que les services publics de la province et leur financement dépendent directement de la compagnie minière (éducation, formation, transport scolaire, emploi, santé, culture, financement de projets de tout type, etc.) ; la présence de l’entreprise sur le territoire et sa crédibilité sont de plus en plus questionnées. Le travail d’image de l’entreprise a de plus en plus de mal à masquer les violations des droits, en particulier du droit à l’eau, du droit à une vie digne. Dans la province du Choapa, ce sont plus de 20 communautés qui s’enflamment fin février contre Minera Los Pelambres, accusée d’épuiser les ressources en eau de la région. Fait notable, la révolte des habitants du Choapa est soutenue par le Conseil Municipal de Salamanca, capitale de la Province, qui, malgré sa dépendance aux fonds de l’entreprise, ose manifester sa réprobation aux pratiques de l’entreprise et à l’usage des forces spéciales de police contre les manifestants.

Au niveau national, la révélation récente des conflits d’intérêt entre le groupe Luksic - propriétaire de Minera Los Pelambres et première fortune du pays - et le gouvernement a mis en lumière le pouvoir de Luksic. En effet, début février, la presse divulgait que la Banque du Chili, propriété de Luksic, avait octroyé un prêt de 10 millions d’euros à la famille de la présidente au lendemain des élections présidentielles. L’affaire avait scandalisé l’opinion publique chilienne (écœurée par l'iniquité face aux lois) et fortement ébranlé le gouvernement de Bachelet.

Au lendemain de l’annonce de l’ordre de démolition du réservoir d’El Mauro, les actions de Antofagasta Minerals - groupe de Minera Los Pelambres - ont chuté de 5,5 % à la bourse de Londres. Le conseil administratif d’Antofagasta Minerals en a appelé alors au « réalisme » des Chiliens et exerce ouvertement un chantage à l’emploi : Sans le réservoir de déchets El Mauro, Minera Los Pelambres, principale filiale chilienne de Antofagasta Minerals[2], devrait fermer. Cette décision, taxée d’insensée par les exécutifs de la compagnie, mettrait en péril les investissements futurs et l’avenir minier du Chili. Début mars, le Conseil Minier s'est réunit en ce sens avec le Ministère de l’Intérieur pour élaborer ensemble un plan de mise en œuvre visant à… lutter contre les actions de mobilisation des communautés et faciliter le recours des forces de l’ordre en cas de blocage de route[3].

Comme d’autres luttes territoriales ailleurs, lorsqu’elles cristallisent un sentiment de fracture, le combat de Caimanes est devenu un thème public questionnant le pays. Au Chili, de plus en plus de communautés réclament que leur droit l’eau soit respecté. La victoire juridique de Caimanes marque un précédent : légitimée par une sentence sans appel, la lutte de Caimanes ne peut définitivement plus être qualifiée d’illégale. Elle bénéficie d’un immense soutien populaire, des dizaines de milliers de personnes se manifestent sur les réseaux sociaux et des nombreuses communautés au Chili voient dans la victoire juridique de Caimanes un immense espoir qu’on cesse de faire passer, en toute impunité, le droit des entreprises au dessus de celui des habitants, qu’on arrête d’assécher des vallées au nom de la productivité des mines et que le développement d’autres activités que celles liées à l’industrie minière, puisse exister. Mais elles cristallisent aussi le défi et/ou l’impasse d’un Etat de droit encore fragile au Chili et laissent des points d’interrogation quant à la force de l’Etat chilien à exiger d'une puissance minière de faire marche arrière pour se plier à une sentence.    

Aujourd’hui à Caimanes, face au chantage de Minera Los Pelambres quant à une prétendue impossibilité d’accomplir la sentence, la communauté exige que l’eau lui soit rendue en quantité et en qualité,  comme l’ordonne la justice et ceci coûte que coûte et sans attendre, même si cela doit signifier le démantèlement du réservoir. La communauté demande aussi qu’en attente de l’exécution de la sentence, le fonctionnement du réservoir de déchets miniers soit paralysé (arrêt immédiat des rejets de déchets) et que les quelques centaines de travailleurs de l’entreprise, logés illégalement à Caimanes, soient déplacés[4]. Malgré la contamination, les Caimanes ne sont pas prêts à abandonner leur territoire et nombreux sont ceux qui voudraient faire revivre leur vallée. A l’entreprise d’assumer les conséquences de ses agissements et de se soumettre à la justice chilienne. 

 

Elif Karakartal

ALDEAH

Anthropologue, réalisatrice

Observatrice Internationale Cas Caimanes

Lire également : http://multinationales.org/La-bataille-pour-l-eau-d-un-petit-village-chilien-contre-un-geant-minier



[1]Le 4 juillet 2013, la Cour Suprême du Chili déclarait dangereux  le réservoir de déchets miniers et ordonnait à l’entreprise la mise en place un plan d’évacuation en cas de catastrophe.  

Le 13 juillet 2013, la Superintendance de l’Environnement condamnait l’entreprise pour avoir violé ses propres obligations définies à l’issu du permis d’Etudes environnemental.

A ce jour, la compagnie n’a respecté aucune des sentences.  

[2] Minera Los Pelambres représente  60% de la production de la Multinationale Antofagasta Minerals et c’est le  quatrième opérateur minier du pays.

[3] Du 26 novembre au 8 février, durant 75 jours, la communauté de Caimanes a bloqué la route d’accès au réservoir de déchets. Le campement, organisé par la communauté, fut finalement délogé par ordre du Ministère de l’intérieur. 

[4] Selon la résolution environnementale autorisant le projet, l’entreprise ne peut installer son personnel dans le village.

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